PORT-AU-PRINCE, HAITI — Il y a deux ans, Ferlando Jean a perdu sa carte d’identité dans une gare routière alors qu’il se rendait à Port-au-Prince, la capitale d’Haïti. Le parcours pour la remplacer est devenu une lutte acharnée. L’agent financier de 32 ans dit s’être rendu 10 fois cette année à l’Office National d’Identification de Diquini, une banlieue de la commune de Carrefour, pour vérifier si sa carte de remplacement était prête. A chaque fois qu’il s’y rend, il trouve une convergence de gens ayant les mêmes ennuis, tous attendant d’être servis.
Les agents de l’Office National d’Identification l’exhortent toujours à revenir un autre jour, sans lui donner de date définitive à laquelle la nouvelle carte sera prête.
« J’ai fait tout ce que je peux pour récupérer ma carte, » dit-il, « C’est tellement difficile d’avoir des pièces dans ce pays où tout marche lentement, et cette carte si importante, la perdre est grave. »
Jean n’est pas une exception. Les Haïtiens frustrés endurent de longs délais d’attente et des obstacles bureaucratiques pour obtenir ou remplacer des cartes d’identité et des passeports, une situation qui en a laissé beaucoup dans l’incertitude, tandis que d’autres paient des sommes importantes pour obtenir ces documents via un marché noir en plein essor.
Le problème, selon un rapport de 2022 de Bertelsmann Stiftung, une fondation de recherche basée en Allemagne, est que la corruption endémique et la mauvaise gestion affligent le système d’enregistrement. Le processus de demande de nouveaux documents pose à lui seul un défi important, car les demandeurs doivent parfois attendre plus d’un an pour que l’Office National d’Identification traite une carte d’identité.
Les gouvernements sous les anciens présidents Jovenel Moïse – qui a été assassiné en juillet 2021 – René Garcia Préval et Michel Joseph Martelly ont tenté de résoudre le problème, mais de nombreux citoyens ne sont toujours pas enregistrés dans les registres gouvernementaux.
La demande de cartes d’identité et de passeports a augmenté en flèche, alors que les gens cherchent à fuir l’aggravation de l’insécurité en Haïti via un programme du gouvernement des États-Unis qui permet aux Cubains, aux Haïtiens, aux Nicaraguayens et aux Vénézuéliens d’entrer légalement dans le pays, à condition qu’ils trouvent un sponsor basé aux États-Unis.
« Aujourd’hui avec le programme Humanitarian Parole du Gouvernement américain, il me faut ma carte, car sans elle je ne peux pas avoir un passeport, » dit Annecie François, une commerçante, qui a perdu sa carte d’identité il y a deux ans et n’a pas pu la remplacer.
Elle espère que son fils, qui vit aux États-Unis, lui demandera de le rejoindre via le programme de visa. Mais elle doit avoir un passeport. Pour en faire la demande, elle a besoin d’une carte d’identité qu’elle ne peut pas remplacer. François dit avoir été déçue à chaque fois qu’elle s’est rendue au bureau d’identification pour récupérer une carte de remplacement.
Ne pas avoir de carte d’identité ne lui enlève pas seulement la possibilité de voyager. Chaque fois que son fils lui envoie de l’argent, quelqu’un d’autre ayant une carte d’identité doit recevoir les fonds en son nom car elle ne peut pas effectuer de transactions sans carte d’identité. Parfois, elle paie pour ce service. Le processus lui coûte non seulement de l’argent, mais la prive également de sa vie privée.
Comme François, Jean a dû compter sur la gentillesse d’amis pour les transactions nécessitant une pièce d’identité.
« C’est un ami qui m’aide depuis 2 ans pour mes transactions bancaires, » dit-il. L’ami dépose et effectue des transactions en son nom par l’intermédiaire de son compte bancaire. Il sait que ce n’est pas la meilleure option car cela le prive d’autres documents nécessaires tels que les relevés bancaires, qui sont utiles pour les demandes de visa.
Le problème, selon Pierre Espérance, le coordinateur du Réseau national de défense des droits de l’homme, une organisation à but non lucratif basée à Port-au-Prince, est que les institutions gouvernementales ne font pas leur travail. Il est de la responsabilité de l’État de fournir gratuitement des cartes d’identité à chaque citoyen, dit-il. Ne pas le faire prive les citoyens de leur droit à l’identité.
« La carte d’identité est très important tant pour l’état que pour le citoyen. Cela permet à l’état d’identifier le citoyen et ça permet au citoyen d’avoir accès a d’autre service tels les services bancaires, téléphonique, trouver un emploi et autres, » dit Esperance.
En fait, cette demande croissante de documents a donné lieu à un marché noir en plein essor où les agents promettent de traiter les documents plus rapidement – en échange d’une redevance substantielle.
À un moment donné, Jean dit qu’il est devenu tellement impuissant qu’il a envisagé de débourser entre 2 000 et 4 000 gourdes haïtiennes (entre 14 et 29 dollars américains) aux agents du marché noir, mais il ne voulait pas payer pour un service public qui est censé être gratuit. Il a choisi d’attendre.
Brutus, qui souhaite n’utiliser que son prénom, dit que quitter le pays lui donnerait l’opportunité de poursuivre ses objectifs. Son cousin, qui vit aux États-Unis, lui avait proposé de l’aider à postuler au programme de visa. Il lui a même envoyé de l’argent pour demander un passeport, mais vu le nombre de demandes de passeport et de carte d’identité et les longs délais d’attente, il avait besoin d’une solution rapide.
« J’ai un ami qui m’a recommandé à quelqu’un qui pourrait m’aider. J’ai dépensé la somme de 75 000 gourdes [environ 542 dollars], » raconte-t-il.
Il a réussi à acquérir le passeport sur le marché noir, mais cela a coûté cher. Brutus dit avoir initialement payé 40 000 gourdes (289 dollars) pour traiter le document. Il a ensuite payé 10 000 gourdes supplémentaires (72 dollars) car il avait besoin de la première page du passeport pour démarrer le processus de visa. Après avoir appris qu’il faudrait deux mois pour traiter le reste du passeport, il a décidé de payer 10 000 gourdes supplémentaires (71 dollars) pour l’accélérer. Le reste, il l’a dépensé pour le transport, le logement et la nourriture.
Mais le gouvernement a fait des efforts pour remédier aux retard accumulés et au marché noir en plein essor. Wandy Charles, directeur de communication de l’Office National d’Identification, a déclaré avoir noté une augmentation des demandes de remplacement de carte d’identité depuis l’introduction du programme de visa américain.
« Mais nous avons renforcé nos bureaux pour les aider à obtenir leurs cartes d’identité, » dit-il.
Normalement, s’il n’y a pas de problèmes, il faut environ huit jours ouvrables pour remplacer une carte d’identité si le demandeur fournit les informations requises, dit-il. Cependant, il admet qu’il y a eu des retards dus à des facteurs tels que le manque d’électricité, dont ils ont besoin pour imprimer des cartes.
Parfois, les demandeurs qui souhaitent remplacer leurs cartes essaient également de contourner le système en demandant une nouvelle carte ou en s’inscrivant pour une nouvelle carte sous un nom différent au lieu de signaler une carte perdue. Tout cela, dit-il, ralentit le processus.
Jusqu’à présent, le bureau d’enregistrement a délivré 4 millions de cartes d’identité au total, selon Charles. D’après les estimations de 2021 de l’Institut haïtien de statistique et d’informatique, cela ne représente qu’environ 54 % des personnes éligibles à une carte d’identité (de plus de 18 ans) en Haïti.
Charles dit qu’ils travaillent pour améliorer le système et s’assurer que toute personne majeure ait une carte d’identité. « Nous avons mis des numéros disponibles sur WhatsApp, » dit-il, « où la personne peut envoyer la déclaration de perte de produit à la police pour faciliter le travail. »
En mars 2023, le gouvernement a mis en place une plateforme de demande de documents d’identité en ligne — Delidoc — pour accélérer le processus de demande de documents officiels.
Aline, qui préfère utiliser son prénom par peur ou être identifiée, a utilisé la plateforme Delidoc, qui, selon elle, est un grand pas vers la lutte contre le marché noir. En avril, elle a pris un rendez-vous biométrique et on lui a dit que son passeport serait prêt en juin. Bien qu’elle soit allée au rendez-vous biométrique, elle avait besoin du passeport plus rapidement.
« Quelqu’un m’a référé une autre personne pour que je puisse l’avoir dans 15 jours, alors j’ai payé 10 000 gourdes [71 dollars] pour cela, » dit-elle.
Rezo Fanm Kapab Dayiti (Refkad), un réseau de plus de 30 organisations promouvant l’égalité et la protection des femmes et des filles, tente d’aider ceux qui ont perdu leurs cartes d’identité et autres documents importants en partageant ces informations via leur groupe Facebook. Bien que l’organisation existe depuis 2011, elle a commencé à partager ces informations sur sa plateforme il y a plus d’un an. Nadine Anilus, coordinatrice du réseau de l’organisation, explique qu’ils collaborent avec les commissariats de police et les chauffeurs de transports en commun pour récupérer les documents perdus, notamment les cartes d’identité.
« Depuis environ un an nous traitons des cas isolés qui viennent solliciter notre aide mais depuis quelque temps le nombre de personne ayant perdu leur document d’identité, carte bancaire ou autre a augmenté et nous avons vu la nécessiter d’aider ces gens. De cette façon ils économiseront du temps et de l’argent, » dit Anilus.
Le groupe a jusqu’à présent aidé plus de 700 personnes à récupérer leurs cartes d’identité perdues et d’autres documents importants. Mireille Luxama, une secrétaire de bureau de 24 ans de Port-au-Prince, fait partie de ceux qui ont récupéré leurs cartes d’identité via la page Facebook de Refkad. Un ami l’a dirigée vers la page.
Wood-Anne, 20 ans, étudiante qui souhaite également utiliser son prénom de peur d’être identifiée, veut profiter du programme américain pour se relocaliser. Elle veut étudier dans un environnement plus paisible.
« Je veux échapper aux problèmes sociaux politiques qui sévissent en Haïti, un pays qui est devenu un endroit difficile à vivre, » dit-elle.
Wood-Anne, qui vit avec sa tante depuis l’âge de 13 ans, souhaite également vivre plus proche de sa mère, qui vit aux États-Unis sous protection temporaire. Mais elle n’a pas de passeport et ne peut pas en demander un, car elle a perdu sa carte d’identité. Elle attend une nouvelle carte depuis plus de trois mois.
« On m’a dit que la carte serait prête dans un mois, mais malheureusement je ne l’ai pas encore reçue, » dit-elle. « J’attends. »
Anne Myriam Bolivar est journaliste à Global Press Journal en poste à Port-au-Prince, en Haïti.
NOTE À PROPOS DE LA TRADUCTION
Traduit par Soukaina Martin, GPJ.